mardi 23 février 2010

Un libraire, qu'est-ce que ça lit en hiver?



Après une enquête enlevante, digne d'un Pulitzer, je suis en mesure de vous dire ce que mes collègues lisent en ce moment.
Ce que certains de mes collègues lisent, devrais-je dire. Ou plutôt lisaient, peut-être, puisque j'ai fait cette enquête, cette plongée essentielle au coeur de l'esprit d'une fière race, celle des libraires, il y a plusieurs jours déjà.
Alors voici:


  • Anne-Marie: Blast (Manu Larcenet) ; La Québécoite (Régine Robin)
  • Christian G.: Coupable de tout (Herbert Huncke)
  • Christian V.: Underworld USA (James Ellroy)
  • Denis: La Patrouille de l'aube (Don Winslow)
  • Line: Le Journal d'Anne Frank
  • Marco: Blast (Manu Larcenet); Le Supplice des week-ends (Robert Benchley)
  • Paul-Albert: Les Cris (Claire Castillon); Quand les images prennent position (Georges Didi-Huberman)
  • Stéphane: En studio avec les Beatles (Geoff Emerick)
  • Vincent: Murakami, Volkoff.
Vous rendez-vous compte, lecteurs de votre chance? Savoir ce que des libraires lisent en ce moment même! Ou presque.

lundi 8 février 2010

Jerry


Je devrais être surpris d’être étonné : il y en a qui se réjouissent de la mort de J.D. Salinger.
Bret Easton Ellis aurait dit sur son twitter : «Yeah !! Thank God he's finally dead. I've been waiting for this day for-fucking-ever. Party tonight!!!» Je vous laisse traduire. Quant à Frédéric Beigbeder, il est plus modéré (que lui arrive-t-il donc, une surdose de porto-sushis?) puisqu’il ne se réjouit «qu’un peu». Parce qu’on pourra enfin lire ses manuscrits inédits, «ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle». (Ce qui voudrait dire que lorsque M. Beigbeder s’en ira pour l’éternel 5 à 7, ce sera une mauvaise nouvelle — imaginez une avalanche obscène de Beigbeder posthumes…) Et puis il y a tous ces éditeurs qui vont pouvoir s’en mettre plein la sacoche.

Moi, quand j’ai appris sur un RSS que Salinger était parti faire perdre patience à Saint-Pierre, je me suis senti triste. J’ai écrit une info sur le site de Pantoute où je tentais de prendre le ton faussement imperturbable de Holden Caulfield, mais c’était pour conjurer cette boule dans ma gorge. C’est vrai, c’était un vieil emmerdeur, mais quoi? S’il ne mangeait que des pois congelés pour déjeuner, est-ce que ça change vraiment quelque chose? On parle toujours du génie qui est proche de la folie, ce genre de crotte de taureau… Au fond, ce n’est que pour ranger l’artiste dans une petite case (cochez ici pour «folie ou schizophrénie»).

Si Holden Caulfield ne veut pas devenir un adulte, c’est qu’il a compris comment ils sont. Ils font des discours où ils parlent de grands principes, qu’ils trahissent après cinq heures. Ils sont lâches, ils sont mesquins, ils sont aveugles volontairement. (Je le sais, j’en suis un.) Ils ne pensent qu’à l’argent. Et The Catcher in the Rye n’est pas un livre, c’est un best-seller.

De la même manière c’est peut-être pour cela que Jerry, comme l’appelaient ses compatriotes de Cornish, New Hampshire, s’est retiré loin de la frénésie de Manhattan et de ses éditeurs, lancements, cocktails, revues mondaines et autres adulteries. Il était gentil et paisible, selon ces mêmes compatriotes; il votait aux élections municipales, allait aux réunions du Conseil, faisait ses courses au magasin général. Il traversait parfois le pont Cornish-Windsor pour aller dîner*, seul, au Windsor Diner, dans l’État d’à côté. Ce n’était donc pas, semble-t-il, un excentrique pur jus, un capoté bon à enfermer. Juste quelqu’un qui veut qu’on le laisse tranquille. Ce que les gens de Cornish lui ont accordé sans hésiter. Voyez : «Personne ne conspirait pour protéger son intimité, mais tout le monde protégeait son intimité — sinon il ne serait pas resté ici toutes ces années.» «La communauté le voyait comme une personne, pas seulement l’auteur de L’Attrape-cœur. On le respectait. Il était un individu qui ne voulait que vivre sa vie.» Quand un touriste littéraire demandait son chemin jusque chez Salinger, on l’envoyait se perdre, plus ou moins loin selon le degré d’arrogance du touriste.

Cornish était donc, peut-être, l’endroit idéal pour Jerome David Salinger. Loin des gens qui lui vouaient un culte dont il ne voulait rien savoir; loin de ceux qui voulaient jeter un œil sur ce qu’il écrivait; loin de ceux qui s’étaient mis en tête d’écrire une suite à Catcher in the Rye; loin des écrivains cocktail qui font leur carrière mondaine en distribuant leurs opinions surfaites sur l’œuvre de Salinger. Et désormais loin de tous ces éditeurs qui vont se battre pour publier le contenu de son coffre-fort.



(*) En France on dirait déjeuner.