Où un qui se croyait sceptique se demande s'il n'est pas plutôt naïf.
Pierre Assouline signe un fort intéressant texte dans Le Monde du 10 septembre: Petite typologie des «invisibles». Les «invisibles» en question étant tous ces livres dont personne ne parlera: «Appelons-les "les invisibles". Ce sont les oubliés de la rentrée. Ceux que nul ne verra et dont nul ne parlera. Ils constituent le gros du bataillon des 659 auteurs de l'automne. On peut aussi les appeler "les inaudibles" : ils sont un demi-millier environ dont la voix se perdra dans les limbes de la librairie et des médias. On le sait à l'avance, mais cela ne les décourage pas, chaque année à la même époque, de se précipiter en masse vers ce guichet-là.»
Cela fait écho à mon billet du vendredi 28 août, où je me plaignais un peu de l'aspect tempétueux de la rentrée littéraire. Mais il y a une question secondaire qui me turlupine, c'est celle des livres qui resteraient dans les boîtes. Appelons ça la «légende de l'arrière-boutique». Assouline en parle dans son texte: «tous ne sont pas sortis des caisses, tous ne sont pas rangés en rayon, tous ne sont pas exposés sur la table». Une amie facebook de la librairie en parlait aussi, à l'occasion de mon billet qui disait un gros bof! à la rentrée.
Les légendes urbaines se propagent en grande partie grâce à la naïveté de leur public. Mais peut-être après tout suis-je le naïf dans cette histoire. Peut-être y a-t-il des librairies qui peuvent se permettre de recevoir des livres (qu'il vont devoir payer, faut-il le souligner) et de les laisser dormir dans des caisses. Le plus empoté des gestionnaires sait qu'il valait mieux ne pas les commander pour commencer.
Peut-être, peut-être, la légende vient-elle d'un auteur qui, ne voyant son livre ni «exposé sur la table», ni «rangé en rayon», a conclu qu'il était resté dans sa caisse. Mais voilà une autre explication: le libraire n'en a peut-être pas commandé! Sur 659 nouveautés au rayon roman français, combien une librairie «normale» peut-elle espérer en commander, recevoir, informatiser, étiquetter et placer? (J'allais oublier: vendre.) Alors si vous êtes un auteur méconnu, peut-être certaines librairies ont-elles préféré ne pas commander d'exemplaires de votre livre.
C'est triste? Oui. Le libraire est-il ainsi coupable de négligence envers l'auteur-méconnu- qui-aurait-bien-eu-besoin-de-ses-encouragements? Je prêche sans doute pour ma paroisse, mais je suis convaincu que non. Nous sommes d'accord sur le principe: les «petits» livres méritent leur place. Mais 659 livres, petits ou gros, c'est trop. Alors il arrive qu'on doive faire de douloureux choix; en fait, l'achat des livres en général et des nouveautés en particulier est pour le libraire une longue série de douloureux choix. Sans oublier que nous ne sommes que l'avant-dernier maillon d'une chaîne. Jusqu'à quel point l'éditeur, le diffuseur, le représentant croyaient-ils en ce livre-ci? Combien le distributeur québécois en a-t-il reçu de copies? Etc.
S'il y a une seule chose que j'ai apprise dans mes cours de philo du CÉGEP, c'est celle-ci, qui était mieux exprimée à l'époque par le prof dont j'ai oublié le nom: si tu veux prouver qu'une chose existe, tu n'as qu'à en montrer un exemple, mais si tu veux prouver qu'elle n'existe pas, il va falloir que tu regardes partout pour être sûr qu'elle n'est pas cachée sous un tapis, réel ou conceptuel. Je ne me risquerai donc pas à dire qu'il n'y eut jamais de livres restés dans les caisses d'une arrière-boutique. Mais disons qu'en douze treize ans de fréquentation de l'envers du décor librairiesque, je n'ai rien vu de tel. Il est vrai que je n'ai que deux librairies sur mon CV. Tout de même, jusqu'à preuve du contraire, je considérerai que le «livre dans la caisse» est comme le chat que la vieille dame a voulu faire sécher dans le micro-ondes.
Deon Meyer en vidéo
Il y a 14 ans
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