Parmi les idées plus ou moins reçues sur le libraire, l’une d’elles veut que ce soit une job d’intellectuel. Mais qu’en est-il au fond? Et bien, ça dépend de ce que vous entendez par ce drôle de mot, «intellectuel». Quelqu’un qui fréquente quotidiennement l’écrit et la pensée, le mot et son support le plus évident, le livre? Ou une créature boutonneuse avec lunettes à la Woody Allen qui cite Kierkegaard et Oscar Wilde entre deux bouffées de Ventolin?
Il est vrai que les libraires travaillent au milieu des livres; tous ceux que j’ai connus plus qu’un peu vivent aussi au milieu d’eux. Chaque jour nous voyons de nouveaux livres, et si certains sont vites oubliés, plusieurs, même parmi ceux que nous n’aurons jamais le temps ou l’intérêt de lire, attirent notre attention. On regarde le nom de l’auteur («mmm, ça me dit quelque chose...»), lit la «quatrième», les premières phrases et quelques autres, choisies au hasard.
Je fais tout de suite une mise au point. Le libraire ne lit pas les livres sur son travail. Surtout parce qu’il n’a pas le temps, mais accessoirement aussi parce que ce n’est pas pour ça que son patron le paie. (Si on m’a pas dit mille fois «j’ai toujours rêvé d’être libraire, vous avez le temps de lire», on me l’a jamais dit.) Mais plus souvent que non il les explore rapidement, le temps de se faire une idée, quitte à en changer plus tard. Je me souviens que quand j’étudiais en histoire, on apprenait à se faire une idée d’un livre en le parcourant: table des matières, préface (et préfacier), index, introduction et conclusion, etc. C’est à peu près de ça qu’il s’agit, mis à part le silence, parfois perturbé par un ronflement, de la Bibliothèque de l’Université Laval.
Bon, le libraire fréquente les livres. Il les lit (chez lui). Il échange sur eux avec ses collègues, avec les clients. Une communauté, diffuse, fragile parfois, se forme. Tout ça autour des livres, et de quoi il parlent, et de comment ils le font. L’intellectuel libraire ne bâtit pas une oeuvre, il n’amasse pas une somme de références pour remplir un hypothétique centre de documentation, il n’écrit pas de rapport ni ne participe à des commissions d’enquêtes, il se contente de jaser avec le client, de comprendre ses besoins et d’y répondre de son mieux. Un intellectuel tourné vers le service au consommateur peut-être, mais un intellectuel quand même.
Si on était à la polyvalente, intellectuel voudrait dire pas sportif, pas sexy, faible, souffreteux et renfermé. Mais on n’est plus à la poly. Bien sûr, tant qu’un libraire n’aura pas marié un top model devenue «chanteuse propre», le métier ne sera pas considéré comme cool, mais on peut nuancer le portrait d’intello que vous avez peut-être en tête. Assis toute la journée derrière son écran plasma à méditer sur la fiction narrative en trempant sa madeleine dans son thé vert bio à l’os?
Non. Le libraire marche un demi-mille chaque jour, il trimballe des boîtes (il a vite appris à faire attention à son dos, mais il s’oublie parfois), il se penche et se relève presque aussi souvent que Pierre-Luc Laforest derrière le marbre des Capitales, il grimpe dans l’escabeau (en redescend, en principe, le même nombre de fois)... juste en y pensant, mes genoux, qui ont l’âge de l’Expo, hurlent de douleur anticipée. Tout ceci pour dire : libraire, job intellectuelle d’accord, mais aussi, surtout peut-être, job physique.
Maintenant on peut répondre un peu oui, avec Latraverse, à la question du titre.
(*) Plume Latraverse.
Deon Meyer en vidéo
Il y a 14 ans